de St. Pétersbourg, Voltaire ne manqua pas d’en faire parade auprès de ses amis et connaissances. D’après ses dires, on l’aurait invité à se rendre à Pétersbourg pour y écrire son histoire, mais il aurait décliné la proposition. De ce fait, les matériaux historiques lui seront remis directement, vu que son âge ne lui permet pas de les aller quérir si loin. A quoi bon aller geler à Pétersbourg du moment qu’aux Délices on a de si magnifiques tulipes qui fleurissent au mois de février et quand on y dispose de tout ce que l’on peut désirer, en se laissant vivre dans un milieu distingué, se sentant en rapport constant avec des gens intelligents et cultivés. On y représente «Zaïre»: le personnage de Lusignan est joué par l’auteur lui-même; après le spectacle on soupe en joyeuse compagnie, la cuisine de Voltaire étant d’ailleurs excellente. Il en a assez de la vie à la cour, tandis que dans son domaine il est libre de disposer de son temps comme bon lui semble et peut s’écrier avec Horace: «Beatus ille qui procul negotiis».
Voltaire aurait voulu entrer dans tous les détails de la vie et de l’activité civilisatrice du tsar. Il avait toujours admiré la façon radicale dont Pierre avait transformé son pays en lui assurant la puissance dont la Russie fit preuve au lendemain de sa mort, lorsqu’elle imposa des rois à la Pologne, chassa les janissaires et jeta d’immenses armées victorieuses contre le roi de Prusse. Les barbares d’hier étaient devenus des hommes civilisés; là où hier encore on ignorait la simple barque du pêcheur on voyait maintenant voguer sur les flots de la mer une superbe flotille; sur les tristes marais d’une contrée inhabitée surgissait une riche ville qui devenait la capitale de l’empire. Sur une immense étendue de 2000 lieues le plus grand des sauvages civilisait son peuple, élaborait des lois, fondait des fabriques, inaugurait le commerce, créait une armée disciplinée, corrigeait les mœurs et répandait l’instruction.
Dans l’«Histoire de Charles XII» le personnage héroïque du roi avec toutes ses caractéristiques individuelles est au premier plan: dans le nouveau livre, par contre, la première place sera occupée par le pays qui a grandi et s’est raffermi sous l’impulsion vigoureuse d’une forte volonté. La personnalité de Pierre n’en sera aucunement amoindrie et pourtant, en lisant cet ouvrage, on sera forcé de reconnaître que le sujet du livre n’est pas le tsar lui-même, mais son œuvre, non pas ce qu’il a entrepris, mais ce qu’il a accompli. En 1731 Voltaire parlait d’un homme: maintenant il nous entretiendra d’un souverain.
Les difficultés du problème si complexe que l’auteur s’était posé se firent sentir dès les premiers pas, d’autant plus que les documents n’arrivaient de Pétersbourg que de façon irrégulière; certains des envois adressés aux Délices s’égarèrent en route. Il ne faut pas oublier que l’Europe traversait une période trouble: la Guerre de Sept Ans désolait les pays et la poste souffrait de la situation précaire du moment.
Au mois d’août 1757 les huit premiers chapitres («une légère esquisse») étaient terminés; au mois de juillet 1758 Voltaire expédia à Šuvalov «un second essai». Ni le premier envoi, ni le deuxième ne furent approuvés sans réserves à Pétersbourg: les documents historiques que Voltaire s’était donné la peine de rassembler furent déclarés dénués d’intérêt; ses commentaires philosophiques furent contestés; l’exposition de certains faits fut jugée trop succinte; on eut même la prétention de donner à l’auteur… des leçons d’orthographe française. Piqué au vif, Voltaire répliqua dédaigneusement par des sarcasmes mordants et la polémique s’envenima. Notre appendice N. 6 (Sommaire) permet de se rendre compte des divergences qui surgirent entre Voltaire et ses critiques russes.
En 1759 le premier volume fut imprimé, mais à Pétersbourg on insista pour que le texte fût modifié encore. On ne se déclara pas satisfait non plus de la nouvelle édition qui parut en 1760. Les diamants dont l’impératrice avait fait présent à l’auteur en récompense de son livre ne le mirent toutefois pas à couvert des critiques méticuleuses, parfois excessives et souvent par trop pédantesques de l’académicien Müller et consorts. Il lui fallut en tenir compte. Vers la fin de 1761 Voltaire prépara une nouvelle édition qui, cette fois, vit le jour. Le texte était resté le même, mais dans la marge au bas de la page on avait introduit des dates que Voltaire avait tout d’abord supprimées pour ne pas encombrer la narration et des commentaires se rapportant le plus souvent aux noms propres.
Bien que le livre eût un succès général, il ne manqua pas de faire des mécontents. Ainsi Stanislas Leszczynski se sentit atteint par les reproches adressés à Charles XII et Frédéric II en voulut à son déloyal ami qui s’était mis dans la tête «d’écrire l’histoire des loups et des ours de la Sibérie».
Aussitôt le premier volume terminé, Voltaire se mit au travail pour le second. En novembre 1759 il était déjà en train de décrire la campagne du Pruth. Mais dans son ensemble le deuxième volume avançait plus lentement que le premier: Voltaire allait plus vite que les documents qui lui parvenaient de Pétersbourg avec du retard. Le chapitre le plus ardu fut celui du tsarévitch Alexis: c’était là un écueil que la plume habile de Voltaire pouvait seule éviter en louvoyant. Bien à contre-cœur finit-il par accepter la version officielle sur la mort du malheureux prince (survenue, prétendait-on, à la suite d’un choc nerveux provoqué par la lecture de l’arrêt de mort), mais il jugea opportun de s’appuyer sur l’autorité des médecins[460]. Par contre se refusa-t-il de se plier aux autres exigences de Pétersbourg, ne voulut pas qualifier le prince de «parricide» comme le nommaient les actes de l’accusation et n’admit pas l’existence du crime d’État qui lui était imputé, car, disait-il, il ne pouvait être question que de desseins vagues, de vœux individuels insaisissables: la conscience de l’écrivain libre et indépendant tel que l’était Voltaire répugnait à l’idée de se ranger de parti pris contre le tsarévitch et de déguiser